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lundi 16 juin 2014

Madras, première causerie.

Madras, Inde


1ère Causerie


le 6 décembre 1936

Dans ce monde de conflits et de souffrances, seule une vraie compréhension peut instaurer un ordre intelligent et un bonheur durable. Pour éveiller une pensée intelligente il faut un effort bien orienté de chaque individu, un effort qui n’est pas suscité par des réactions personnelles et des fantaisies, par des croyances et des idéals. Seule une telle pensée peut créer une bonne organisation de la vie et des relations vraies entre l’individu et la société. Je vais essayer de vous aider, en tant qu’individus, à penser directement et simplement, mais il vous faut un désir intense de comprendre. Vous devez vous libérer du préjugé de loyauté envers des croyances et des dogmes particuliers, et aussi des préjugés qui conforment votre conduite habituelle à des traditions d’irréflexion. Vous devez avoir le désir ardent de l’expérience et de l’action, car seule l’action peut vous montrer que l’autorité, les croyances, les idéals, sont des entraves nettes à l’intelligence, à l’amour.

Mais je crains que la plupart d’entre vous viennent simplement par habitude écouter ces causeries. Ceci n’est pas un meeting politique ni ai-je le désir de vous inciter à quelque action économique, sociale ou religieuse. Je ne veux pas de disciples, et ne cherche pas à me faire adorer. Je ne veux pas devenir un chef, ni créer une nouvelle idéologie. Je désire seulement que nous essayions de penser ensemble clairement, sainement, intelligemment ; et du développement de cette pensée véritable l’action découlera inévitablement ; la pensée ne doit pas être séparée de l’action.

La vraie compréhension de la vie ne peut pas se faire jour si, sous une forme quelconque, existent la peur, la coercition. La compréhension créatrice de la vie est entravée lorsque la pensée et l’action sont constamment arrêtées par l’autorité, l’autorité de la discipline, de la récompense et du châtiment. Par l’action créatrice, qui est directe, vous verrez que la cruelle recherche de sécurité individuelle doit inévitablement conduire à l’exploitation et à la souffrance. Ce n’est que par une pensée-action dynamique que peut se produire cette complète révolution intérieure avec ses possibilités de vrais rapports humains entre l’individu et la société.

Quelle est donc notre réponse individuelle au problème complexe de la vie actuelle? Abordons-nous la vie avec le point de vue particulier de la religion, de la science, de l’économie? Nous accrochons-nous, sans réfléchir, à une tradition ancienne ou nouvelle? Est-ce que cette chose prodigieusement complexe et subtile qu’est la vie peut être comprise en la divisant en différentes parties, politiques, sociales, religieuses, scientifiques, en attachant toute l’importance à l’une de ces parties et en négligeant les autres?

C’est la mode aujourd’hui de dire: solutionnez d’abord le problème économique, et tous les autres problèmes seront résolus. Si nous considérons la vie comme un simple processus économique, vivre devient une chose mécanique, superficielle, destructrice. Comment pouvons-nous saisir le processus psychologique de la vie, subtil et inconnu, en disant que nous devons d abord résoudre le problème du pain? La simple répétition de formules n’exige pas beaucoup de pensée.

Je ne veux pas dire que le pain n’est pas un problème ; c’est un problème immense. Mais en n’insistant que sur cela, en en faisant notre principale préoccupation, nous abordons la complexité de la vie avec un esprit étroit, et ne faisons donc que compliquer le problème.

Si nous sommes religieux, c’est-à-dire si nos esprits sont conditionnés par des croyances et des dogmes, nous ne faisons qu’ajouter à la complexité de la vie. Nous devons considérer la vie avec une intelligence profonde, et pourtant la plupart d’entre nous essayent de résoudre les problèmes de la vie avec des esprits conditionnés, chargés de traditions. Si vous êtes un Hindou, vous cherchez à comprendre la vie à travers les croyances, les traditions, les préjugés particuliers à l’Hindouisme. Si vous êtes un Bouddhiste, un socialiste ou un athée, vous essayez de comprendre la vie à travers votre foi spéciale. Un esprit conditionné, limité, ne peut pas comprendre le mouvement de la vie.

Je vous prie de ne pas venir chercher chez moi une panacée, un système ou un mode de conduite ; car je considère les systèmes, les modes de conduite, les panacées comme des entraves à l’intelligente compréhension de la vie.

Pour comprendre la complexité de la vie, l’esprit doit être extrêmement souple et simple. La simplicité de l’esprit n’est pas le vide d’une négation, d’un renoncement ou d’une acceptation ; c’est la plénitude de la compréhension. C’est la perception directe d’une pensée intégrale, non entravée par les préjugés, par la peur, par la tradition ou l’autorité. Libérer l’esprit de ces limitations est ardu. Faites-en l’expérience sur vous-mêmes et vous verrez combien il est difficile d’avoir une pensée intégrale, non conditionnée par les provocations de la mémoire, avec son autorité et sa discipline. Et pourtant ce n’est qu’avec une telle pensée que nous pouvons comprendre la signification de la vie.

Je vous prie de voir combien il est important d’avoir un esprit flexible, un esprit instruit des complications de la peur et de ses illusions et qui en est entièrement libre, d’un esprit non dominé par les influences de son milieu. Avant que nous ne puissions comprendre la pleine signification de la vie, ses processus vitaux, nous devons libérer notre pensée de la peur ; et pour éveiller cette pensée créatrice nous devons devenir conscients de ce qui est complexe, de ce qui est actuel.

Qu’est-ce que je veux dire par « être conscient »? Ce n’est pas seulement percevoir objectivement les complexités interdépendantes de la vie, mais aussi réaliser complètement les processus psychologiques cachés et subtils d’où surgissent la confusion, la joie, les luttes, la souffrance. La plupart d’entre nous croient être conscients des complexités objectives de la vie. Nous sommes conscients de notre travail, de nos patrons, de nous-mêmes en tant qu’employeurs ou employés. Nous sommes conscients de frictions dans nos rapports avec les autres. Cette simple perception de la complexité objective de la vie n’est pas, pour moi, la pleine conscience. Nous ne devenons pleinement conscients que lorsque nous relions profondément la complexité psychologique à la complexité objective. Lorsque nous sommes capable de relier, par l’action, le caché et le connu, nous commençons à être conscients.

Avant que nous ne puissions éveiller en nous-mêmes cette pleine conscience qui, seule, peut engendrer une vraie expression créatrice, nous devons prendre conscience de l’actuel, c’est-à-dire des préjugés, des peurs, des tendances, des besoins, et de leurs nombreuses illusions et expressions. Lorsque nous sommes ainsi conscients, nous voyons le rapport entre l’actuel et nos désirs que limite et conditionne notre pensée-émotion avec ses réactions, ses désirs, ses espoirs, ses évasions. Lorsque nous sommes conscients de l’actuel, il y a l’immédiate perception de ce qui est faux. Cette perception du faux est la vérité. Alors il n’y a pas le problème du choix, du bien et du mal, du faux et du vrai, de l’essentiel et du non essentiel- En percevant ce qui est, le faux et le vrai deviennent apparents, sans le conflit du choix.

Vous croyez, maintenant, pouvoir choisir entre le faux et le vrai. Ce choix est basé sur des préjugés ; il est suscité par des idéals préconçus, par la tradition et l’espoir, de sorte que le choix n’est qu’une modification de l’erreur. Mais si vous êtes capable de percevoir l’actuel sans aucun désir d’identification, dans cette perception même du faux est le commencement du vrai. C’est cela l’intelligence ; elle n’est pas basée sur des préjugés, des traditions, des besoins ; elle seule peut dissoudre l’essence subtile de tous les problèmes, spontanément, richement, sans la contrainte de la peur.

Essayons de découvrir, si nous le pouvons, ce qu’est l’actuel, sans interprétations, sans identifications. Lorsque je parle de vos croyances et de vos théories, de vos cultes, de vos Dieux, de vos idéals et de vos chefs, lorsque je parle de la maladie du nationalisme et des systèmes qui comportent des « gourous » et des maîtres, ne projetez pas de réactions défensives. Tout ce que j’essaye de faire c’est montrer ce que je considère la cause des conflits et de la souffrance.

L’action qui résulte d’une pensée intégrale, sans identifications ni interprétations, éveillera l’intelligence créatrice. Si vous êtes profondément observateurs, vous commencerez à voir ce qui est vrai ; alors vous éveillerez l’intelligence, sans le continuel conflit du choix. Le comportement qui se conforme à un modèle est imitatif et non créateur. L’action intelligente n’est pas de l’imitation. Une pensée conditionnée s’ajuste toujours à des modèles, parce qu’elle a peur de savoir ce qu’elle est. Si vous discernez l’actuel dans toute sa clarté, tel qu’il est, sans interprétation ni identification, à l’instant même de la perception il y a l’aurore d’une nouvelle intelligence. Seule cette intelligence peut résoudre les problèmes de la vie, si formidablement compliqués et douloureux.

Quel est le tableau de nous-mêmes et du monde? La division entre nous-mêmes et le monde semble être l’actuel, bien qu’une telle division disparaisse lorsque nous examinons profondément l’individu et la masse. L’actuel est le conflit entre l’individu et la masse, mais l’individu est la masse, et la masse est l’individu. L’individualité et la masse cessent lorsque disparaissent les caractéristiques de l’individu et de la masse. La masse est, dans l’individu, l’ignorance, le désir, la peur. Toutes les régions inexplorées de la conscience, les états mi-éveillés de l’individu, forment la masse. Ce n’est que lorsque l’individu et la masse cessent d’exister en tant que forces en conflit qu’il peut exister une intelligence créatrice. C’est cette division de la masse et de l’individu, qui n’est qu’une illusion, qui crée la confusion et la misère. Vous n’êtes pas un individu complet, ni êtes-vous complètement la masse ; vous êtes à la fois l’individu et la masse.

Dans l’esprit de la plupart des personnes existe cette malheureuse division, l’individu et la masse. Certains pensent qu’en organisant la masse on instaurera la liberté et l’expression créatrice individuelles. Si vous songez à organiser la masse en vue d’aider à libérer les facultés créatrices de l’individu, une telle organisation deviendra un moyen subtil d’exploitation.

Il y a deux formes d’exploitation, l’évidente et la subtile. L’évidente est devenue habituelle, nous la connaissons et passons outre, mais il faut une profonde perception pour reconnaître les formes subtiles d’exploitation. La classe qui possède les richesses exploite la masse. Le petit nombre qui contrôle l’industrie exploite le grand nombre qui travaille. La richesse concentrée dans les mains du petit nombre crée les distinctions et les divisions sociales ; et par ces divisions nous avons le nationalisme économique et sentimental, la constante menace de guerre avec toutes ses terreurs et ses cruautés, la division des peuples en races et nations avec leur lutte féroce pour se suffire chacune à elle-même, les systèmes hiérarchiques d’astuces et de privilèges gradués.

Tout ceci est évident, et comme c’est évident, vous vous y êtes habitués.

Vous dites que le nationalisme est inévitable, c’est ce qu’affirme chaque nation en préparant la guerre et le massacre. En tant qu’individus vous poussez à la guerre inconsciemment en exagérant vos caractéristiques nationales particulières. Le nationalisme est une maladie, que ce soit dans ce pays, en Europe ou en Amérique. L’individu qui se retranche des autres, ou la recherche nationale d’une sécurité, ne font qu’intensifier le conflit et la souffrance humaines.

La forme subtile d’exploitation n’est pas facilement perçue, car elle est le processus intime de notre existence individuelle. Elle est le résultat de la recherche d’une certitude, d’un confort dans le présent et dans l’au-delà. Cette recherche que nous appelons la recherche de la vérité, de Dieu, a conduit à la création de systèmes d’exploitation que nous appelons croyances, idéals, dogmes, et à leur perpétuation par des prêtres, des « gourous », des guides spirituels. Parce que vous, en tant qu’individus, êtes dans la confusion et le doute, vous espérez qu’un autre vous apportera l’illumination. Vous espérez surmonter la souffrance et la confusion en suivant un autre, en suivant un système de discipline ou quelque idéal. Cette tentative de surmonter la misère et la douleur en vous soumettant à un autre, en réglant votre conduite selon un modèle standardisé, n’est qu’une fuite hors de l’actuel. Ainsi, dans votre recherche d’une évasion hors de l’actuel, vous allez chez un autre pour vous faire enrichir et réconforter, et vous engendrez de ce fait le processus de l’exploitation subtile. La religion, telle qu’elle est, vit de la peur et de l’exploitation.

Combien d’entre vous sont conscients du fait qu’ils cherchent la sécurité, qu’ils cherchent à fuir la peur, la confusion et la souffrance qui ne cessent de le ronger? Le désir d’une sécurité, d’une certitude psychologique, a encouragé une forme subtile d’exploitation, par la discipline, la contrainte, l’autorité, la tradition.

Donc il vous faut discerner par vous-mêmes le processus de votre propre pensée-action, faite d’ignorance et de peur, qui engendre une cruelle exploitation, la confusion et la souffrance. Où existe la compréhension de l’actuel, sans la lutte du choix, il y a l’amour, l’extase de la vérité.